Du rock au baroque
- didier turcan
- 16 oct. 2016
- 4 min de lecture

Boulogne-Billancourt. En ce matin d’avril, la terrasse du Café Renaud, qui fait face à l’île Seguin, avait des airs de Lapin Agile, à Montmartre, à l’époque bénie des artistes bohêmes.
Jamais le lieu n’avait connu tablée aussi prestigieuse. Les principaux acteurs du cœur régénéré de la Vallée de la culture y avaient imaginé un petit-déjeuner convivial avant l’ultime visite groupée du site et l’ouverture officielle de la Seine Musicale pour un premier spectacle, donné en soirée.
Patrick, le président du Conseil départemental et Pierre-Christophe, le maire de la ville étaient arrivés, ensemble, les premiers, une fois n’est pas coutume. Suivirent bien vite, en ordre dispersé, les chefs d’orchestre, les chefs de chœur et directeurs artistiques des formations musicales en résidence, les architectes et maîtres d’oeuvre, les responsables de la future programmation du nouvel ensemble, l’équipe de conception du jardin central de l’île, les représentants des entreprises partenaires et exploitantes de la nouvelle cité de la musique et enfin les promoteurs du cluster artistique en cours de construction sur la partie amont de l’île.
Poignées de mains, salutations courtoises et sans familiarités, merci d’être venu, je vous en prie, asseyons-nous, voulez-vous ?
- Pas de plan de table, décrétèrent les élus, en prenant place juste au milieu.
Nathalie prévint d’emblée qu’elle ne saurait trop s’attarder en ce jour de vérité où mille et un détails d’intendance attendaient encore d’être réglés. Puis elle releva, perfide, que deux femmes seulement comptaient parmi les invités de ce breakfast sur berge mais lâcha vite l’affaire devant les rires gênés et les plaisanteries convenues des hommes présents.
Patrick enchaîna sur le thème « ce jour est crucial pour nous tous » avant d’honorer ses hôtes d’une courte et chaleureuse allocution et de saluer l’arrivée des viennoiseries tout juste sorties du four.
Cyrille, œcuménique, se prévalant de sa qualité de coordinateur de l’immense projet qui s’achevait, voulut saluer l’exemplarité de la collaboration nouée tout au long du chantier entre les futurs exploitants de la Seine Musicale et ses concepteurs et réalisateurs.
- Un modèle du genre, hommagea-t-il.
A sa droite, Laurence, chef d’orchestre et Laurent, promoteur et collectionneur, n’allaient pas attendre leur deuxième croissant pour échanger et vanter les mérites comparés de Bill Viola et d’Olafur Eliasson. Et d’évoquer le projet cher à l’un comme à l’autre qui unirait bientôt la musique et les arts plastiques et numériques, en une mise en espaces et plusieurs performances au cœur de l’île.
- Je suis sincèrement convaincu, plaida encore Laurent, que l’art va changer notre quotidien dans les villes.
Jean-Luc, à l’autre bout de la table, revint sur l’interview donné la veille à un quotidien national en sa qualité enviée de directeur artistique. Il y insistait sur le sens donné à sa mission et sa volonté de satisfaire aussi bien les adeptes des musiques non-amplifiées que les accros de sons déjantés. Tous les espaces, expliquait-il, vont se livrer une joute musicale et se renvoyer autant de notes colorées qui vibreront et voyageront du rock au baroque.
- Nous vous savions mélomane, nous découvrons aussi le poète, plaisanta Patrick.
Le maire interpella Michel jusque là très discret
- Et vous Michel, vous êtes plutôt rock ou baroque ?
- Moi, vous savez, répondit le paysagiste dans un sourire, je milite plutôt pour la méditation tranquille. J’interviens dès que cesse le tumulte des arts pour permettre à chacun de se reposer. Mes jardins offriront l’occasion d’une synthèse magnifique de tout ce qui aura été vu et entendu, à droite comme à gauche.
Jean-François, le responsable des futurs événements, conta à son voisin, captivé, la légende de la Gibson-fantôme, cette guitare mythique dont personne ne sait si elle a existé autrement qu’en dessin. Jimmy Page et Jimi Hendrix se seraient vantés, sans doute en un moment de forte émotion, de l’avoir utilisée dans le plus grand secret lors de l’enregistrement de quelques uns de leurs morceaux choisis.
- On dit que le diable en jouerait certains soirs. Jean-Luc, voilà une excellente idée de programmation !
Et la cène matinale se poursuivit sur un ton léger qui dissimulait mal l’angoisse qui, peu à peu, étreignait chacun de ses participants. Tous, pourtant, en étaient fermement convaincus. L’apport de la Seine Musicale à sa ville d’accueil promettait d’être considérable. Ici, allait s’écrire une west side story à la française dont on se souviendrait. L’île Seguin, symbole industriel du siècle passé et transformée en ruche créative en serait l’épicentre. Dans quelques mois, la Seine musicale s’enrichirait des trois hectares en amont de la micro-ville artistique dont les espaces d’exposition, les ateliers et les galeries prenaient forme.
Jean, architecte, voulut insister.
- Combien de réalisations enthousiastes sont-elles passés à côté de leur ambition ? Il nous faudra mettre de la vie sur Seguin, la doter d’une atmosphère propre qui n’existera nulle part ailleurs.
Et d’émettre l’idée d’une candidature éventuelle de la ville pour accueillir le prochain congrès international sur les ambiances urbaines prévu pour septembre 2020.
- Pourquoi pas, en effet, des fois que nous viendrions à manquer de projets ! conclut le maire en se levant.
La petite troupe se dirigea lentement vers le pont Renault en négligeant les regards étonnés des passants qui recensaient les visages connus. Tous fixaient à présent le dôme tressé de bois d’épicéa posé à la proue de cette île urbaine qui allait, enfin, revivre. Assumant son statut de nouvelle icône du territoire, la sphère scintillait déjà sous les premiers rayons timides du printemps naissant.
turcan@valauval.fr
Image: ©Shigeru Ban Architects Europe – Jean de Gastines Architectes