Rencontre à Yorkville
- didier turcan
- 1 sept. 2019
- 4 min de lecture

Un étrange face à face.
Depuis une bonne minute, je regarde à travers des jumelles - points de vue un curieux personnage qui me regarde à travers les siennes. Moi, voyageur de passage, touriste assumé prêt à tous les enthousiasmes, sortant de la Cathédrale St James. Lui, figé dans son costume de granit, il est l’élément le plus connu de la fresque sculptée du Rogers Center. Le muet tête-à-tête se poursuit encore quelques secondes puis l’appareil, en s’éteignant, me donne congé.
Ce matin, la ville a les yeux cernés. Elle se secoue, ébouriffée, toussote un peu, ses gestes sont contraints, elle ne parvient pas à s’extirper du brouillard qui a envahi ses rues. Il faudra patienter encore un moment pour y voir net, c’est un signe, un message, un avertissement, Toronto n’a pas fini sa nuit.
Un nom tout en rondeurs.
« Toronto » viendrait d’une expression huronne signifiant « l’endroit où l’on se rencontre ». Très tôt, la légende est née d’une révélation qu’auraient eue ses pères baptiseurs, une sorte d’intuition du génie des lieux ou la prescience d’un « déjà là » fertile et prometteur.
Et Toronto, aujourd’hui, c’est plusieurs villes en une seule, une forêt de cultures exaltées sans complexes et relayées par une impressionnante variété de langues. Il s’y parlerait, disent les brochures spécialisées, deux fois plus de langues que de nationalités recensées en ses murs. Un prodige. Certains réveils sont difficiles mais la nuit Toronto fait la fête à tous les folklores du monde.
Une ville festival.
Au tournant du vingtième siècle, au moment où Toronto s’est laissée pousser les gratte-ciel, certains avaient espéré que la ville nord-américaniserait enfin son destin. Mais loin de tourner le dos à son passé, bien loin de contrarier ses ressorts intimes, elle a ouvert plus grand encore portes et fenêtres aux influences de toutes origines.
Le cinéma s’est engouffré dans la brèche. Son festival international rejoint aujourd’hui, en notoriété et en prestige, les poids lourds européens et ceux de la côte ouest.
La dernière édition vient pour la première fois d’accueillir un cinéma d’auteur explorant le thème des ambiances urbaines et de décerner le prix de la catégorie à un film brésilien qui ne parle ni de bossa nova, ni de football, ni de carnaval, ni même de favellas mais d’un quartier fraîchement réhabilité de Curitiba dans l’Etat du Paranà.
Une gageure et une pure merveille.
Une rue sans fin.
Yonge Street, reine alanguie certes mais incontestée des artères marchandes. Tellement longue qu’elle relierait en France, Paris et Mantes-la-Ville. Trente ans déjà qu’elle a marqué le retour de Toronto vers le commerce de proximité. Le Corbusier en a rêvé avec son Plan Voisin, les torontois l’ont réalisé en créant Yonge Street. En de nombreux aspects, la rue semble tout droit sortie d’une composition d’Alain Bublex avec ses néons géants, ses écrans publicitaires, ses enseignes en forme de guitare ou de bouteille soda. C’est un cortège de lumières, de couleurs et d’incandescences qui transperce la ville. Avec Dundas Square en point d’orgue.
Il faut aimer la ville pour aimer Yonge Street. Les militants anti-urbains y mesurent à l’envi la somme de leurs détestations. Et s’en trouvent confortés dans leurs convictions sans nuances. Les autres y voient plus simplement la confirmation qu’ils sont dans une grande ville. La densité du trafic automobile, le bruit nécessairement assourdissant sont autant d’éléments consubstantiels au décor urbain. Quant à la publicité, omniprésente sur tous supports imaginables, elle ne s’adresse jamais, après tout, qu’à des passants maîtres de leurs gestes, de leurs comportements et de leurs pensées, bref à des êtres libres.
Une expérience émotionnelle.
Le St Lawrence, sur Front Street, est à la fois une immense halle dédiée aux produits alimentaires, un lieu de concerts et d’expositions, un centre de vie aux abords du centre-ville plongé dans une « atmosphère vibrante et chaleureuse ». Ici on ne vit pas, affirment les locaux, on trépide. Le bâtiment colore le quartier de son ocre-rouge usine. Les occasions de s’y rencontrer sont nombreuses.
Chacun peut assumer là sa condition de citadin en ses multiples aspects. Le visiteur, lui, vient participer à une communion des sens dans cette ville résumée.
Et puis, il y a Yorkville.
L’ambiance, c’est quand une rue ou un quartier a son propre récit qui se fait accessible. Derrière la facture moderne de Yorkville transparait encore le village qu’il fut jusqu’aux années 60. Nul effort n’est requis du visiteur pour se familiariser avec ce quartier trop souvent présenté comme clivant.
A la junior suite aimablement proposée, et pour un prix raisonnable, au St Regis, sur Bay Street, j’ai préféré cet hôtel cosy du triangle. La chambre donne sur une semi- impasse parallèle à Bellair Street. Il est deux heures du matin, deux clochards sérieusement enivrés y font une entrée remarquée. Le premier vocifère un discours cohérent mais pour lui seul. De toute évidence, il est en rogne. Son attitude est menaçante quoique peu convaincante. Une expression, « rien, presque rien », revient sans cesse, comme en litanie, à l’issue de chaque imprécation. Son complice, lui, vit sa vie dans un autre registre. Il chante, amusé, heureux semble-t-il de massacrer « Lili Marleen » qu’on croit reconnaître à quelques notes rescapées. Le couple semble irréel, presque factice. L’un danse et chante, l’autre règle ses comptes avec les autres, avec la vie. A quelques mètres, un taggeur est à l’ouvrage sur un long mur incurvé, éclairé par un fanal qu’on devine emprunté pour la bonne cause. Interpellé à plusieurs reprises, pris à témoin, il ne prête aucune attention aux deux intrus. Tout à son travail il procède, concentré, par gestes précis et rapides mêlant technique et inspiration. On suppose que le temps lui est compté pour réaliser son clandestin dessein. Une dizaine de minutes s’écoule. Puis les clochards s’en vont, incompris. Le taggeur ne les aura gratifiés d’aucun regard.
Le jour se lève, la ruelle est encore déserte. La fresque est achevée. Elle évoque une sorte de chaos, un fatras de formules, de chiffres, de symboles, de visages à peine esquissés, de signes parfaitement hermétiques. Une adresse, sublime sans doute, aux initiés.
Elle attendait pour advenir que quelqu’un la regarde et lui permette enfin d’accomplir sa mission de faire d’un espace un lieu. Voilà qui est fait. Au bas de l’œuvre qui se sait éphémère, cette inscription en noir profond : RIEN,PRESQUE RIEN, comme une signature. Le tag, à présent, recouvre entièrement le mur fuyant.
turcan@valauval.fr
Photo: Nicola Betts